Navigatrice de course au large en solitaire, Sasha Lanièce a grandi loin de la mer, en banlieue parisienne. Docteure en physique, ingénieure, ancienne data scientist à l’Assemblée nationale, elle a pourtant quitté les laboratoires pour les embruns. Installée à Saint-Malo, elle dirige aujourd’hui Les Déferlantes, la première écurie de course au large 100 % féminine basée à Lorient, et prépare la Transat Café L’Or avant la mythique Route du Rhum.
Sasha, comment s’est opéré ce virage entre science et navigation ?
C’est venu juste après ma thèse. J’avais besoin de souffler : une thèse, c’est très intense, et je voulais prendre un peu de recul pour savoir ce que je voulais vraiment faire. Comme je naviguais déjà un peu en croisière, j’ai décidé de faire cette pause sur un voilier.
Pendant plusieurs mois, j’ai voyagé, et c’est là que j’ai compris que je me sentais vraiment bien en mer. J’ai aussi découvert la course au large, où il ne s’agit pas seulement de sport, mais aussi de stratégie, de météo, d’ingénierie. J’ai retrouvé dans la voile ce que j’aimais dans la science : la rigueur, la recherche et la complexité. Petit à petit, j’ai eu envie d’essayer.
Et cet “essai” s’est transformé en véritable carrière…
Oui ! Au départ, c’était pour voir, et puis je suis tombée dedans. J’ai aussi découvert la dimension entrepreneuriale : trouver des partenaires, monter une structure, gérer une équipe… Aujourd’hui, j’ai une entreprise, un Classe 40, et une petite équipe. C’est venu à la fois très vite et très naturellement.
Pourquoi avoir créé Les Déferlantes, la première écurie 100 % féminine ?
Parce que j’ai toujours évolué dans des milieux très masculins : la science, l’ingénierie, et maintenant la voile. Et j’ai vu que les femmes qui y étaient avaient parfaitement leur place, mais qu’il existait encore beaucoup de barrières, souvent invisibles.
Quand j’étais lycéenne, on m’a dit que les maths, « ce n’était pas pour moi ». En école d’ingénieur, on me prévenait que « ce serait très masculin ». Et dans la voile, j’ai souvent entendu : « On ne prend pas de femmes à bord, ce n’est pas contre toi, mais… »
J’ai voulu montrer que ces barrières n’ont aucune raison d’exister. En montant cette écurie, l’idée est de prouver que les femmes peuvent exceller dans des milieux techniques, exigeants, physiques et d’inspirer d’autres à se lancer.
Votre message est donc autant sportif que symbolique.
Exactement. C’est un projet de performance, mais aussi un projet sociétal. Je veux montrer qu’on peut apprendre, qu’on peut oser, même si on n’a pas toutes les clés au départ. J’ai envie que les jeunes femmes se disent : « C’est possible. »
Et j’espère aussi qu’à travers Les Déferlantes, les futures générations ne vivront plus ce que j’ai vécu : qu’on leur dise « ce n’est pas pour toi » simplement parce qu’elles sont des femmes.

Vous naviguez aujourd’hui en duo avec l’Allemande Susann Beucke, médaillée olympique. Comment s’est formé ce binôme ?
Nous nous sommes rencontrées pendant qu’elle faisait du Figaro. Toutes les deux, on a commencé à zéro en course au large, et on partageait les mêmes galères !
Quand j’ai monté le projet du Classe 40, j’ai tout de suite pensé à elle. Il n’y a pas beaucoup de femmes dans la course au large, donc le « casting » était vite fait. Mais au-delà de ça, Susann partage mes valeurs : la rigueur, l’exigence, et surtout le plaisir.
On s’est promis de tout donner pour performer, mais sans oublier de profiter. Et paradoxalement, quand on prend du plaisir, on est encore meilleures. C’est, je crois, notre plus grand secret.
Vous préparez ensemble la Transat Café L’Or. Comment l’abordez-vous ?
Avec beaucoup d’envie ! Ce sera une transat en double, et même si j’en ai déjà faite une en solitaire, celle-ci sera très différente. On part à une période hivernale, avec des conditions plus musclées, et un plateau impressionnant : il y a des anciens vainqueurs du Vendée Globe, des marins très expérimentés.
Nous, on a le bateau depuis six mois, donc on arrive un peu « jeunes », mais bien préparées. C’est une étape clé pour valider notre duo et notre maîtrise du bateau avant la Route du Rhum.
Justement, comment se prépare-t-on à une transatlantique ?
C’est un sport très complet. Il y a la préparation physique, parce que les manœuvres sont exigeantes ; la préparation technique, parce qu’il ne faut pas faire d’erreur. Une voile à l’eau, c’est souvent irrécupérable ; la météo, qu’il faut savoir lire et anticiper ; la logistique aussi : la nourriture, le sommeil, le matériel médical…
Et enfin, le mental. Il faut accepter la solitude, la fatigue, le froid, l’humidité. Tout est dans l’endurance, dans la capacité à rester lucide.
Et comment prend-on soin de soi en mer, quand on est au milieu de l’Atlantique ?
Déjà, grâce à de bons équipements ! Nous sommes soutenues par Helly Hansen, qui nous fournit du matériel technique très performant.
On essaie de rester au sec, de dormir un peu, de bien manger. La peau souffre beaucoup : le sel, le vent, le froid. Alors on met de la crème solaire, cicatrisante, et on se rince quand on peut. C’est un vrai sujet de santé.
Votre programme prévoit 20 courses et 4 transats sur trois ans. Quel est votre grand objectif ?
Nous avons la chance d’être soutenues par Alderan pour trois ans, ce qui est rare et précieux. Cela nous donne de la visibilité et du temps pour progresser.
Mon objectif personnel, c’est la Route du Rhum, évidemment. C’est une course mythique, locale (je vis à Saint-Malo) et c’est aussi la plus difficile : en hiver, en solitaire, avec une arrivée piégeuse en Guadeloupe.
Pour Karen, l’autre skippeuse de l’écurie, c’est la Mini Transat 2027. Elle est actuellement en pleine qualification et je la suis de très près !
Et après ? Quel avenir pour Les Déferlantes ?
J’hésite encore. Peut-être que je continuerai à grandir sportivement, vers un Vendée Globe, ou que je ferai grandir l’écurie, avec plus de bateaux, plus de navigatrices.
Peut-être les deux. Ce qui est sûr, c’est que je veux continuer à inspirer un maximum de femmes à oser, à se lancer, même quand ça semble impossible.
