Si combattre les inégalités hommes/femmes dans le sport est devenu une priorité pour tous les acteurs du milieu, une discipline pourrait faire office d’exemple : le tennis. Dans le monde professionnel de la petite balle jaune, les femmes ont depuis longtemps acquis un statut similaire à leurs homologues masculins. Salaires, médiatisation, star-system… les joueuses n’ont presque rien à envier aux hommes. Presque.
PAR FLORIANE CANTORO
Extrait du magazine WOMEN SPORTS N°8 d’avril-mai-juin 2018
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En janvier dernier, Caroline Wozniacki remportait l’Open d’Australie au terme d’une finale très disputée contre la N°1 mondiale de l’époque, Simona Halep. Alors que la Danoise inscrivait son nom au tableau d’un Grand Chelem pour la première fois de sa carrière, chez les hommes, le Suisse Roger Federer n’en finissait pas d’écrire sa légende en s’imposant pour la 20e fois dans un des quatre tournois majeurs du circuit. Deux performances saluées d’une même récompense : un énorme trophée assorti d’un tout aussi énorme chèque de 2,6 millions d’euros. Une égalité salariale étonnante à l’échelle de la société mais qui est depuis longtemps monnaie courante sur les courts.
Des prize money égaux depuis 1973
Le tennis est le premier sport à avoir instauré l’égalité salariale ; c’était à l’US Open en 1973. Soit trois ans seulement après que la pratique du football ait été autorisée pour les femmes – c’est peu dire l’avancée du monde de la petite balle jaune sur les autres sports ! Cette année-là, la championne australienne Margaret Court a reçu le même chèque de 25.000 dollars que le champion du tournoi masculin John Newcombe.
Pour comprendre cette soudaine égalité des prize money (gains en tournois), il faut revenir un an en arrière, lorsque l’étoile montante du tennis américain Billie Jean King remporte l’US Open : au moment de recevoir son titre, celle qui a été élue « personnalité sportive de l’année 1972 » par le célèbre magazine Sports Illustrated [ndlr : elle est la première femme à remporter cette nomination créée en 1954], s’étonne de recevoir 15.000 dollars de moins que le vainqueur masculin Ilie Nastase. Elle menace de ne pas revenir l’année suivante si cette injustice n’est pas corrigée. Cette annonce sera le point de départ d’une nouvelle ère pour le tennis féminin. La création, dans les mois suivants, du circuit féminin professionnel – la Women’s Tennis Association (WTA) – ainsi que la victoire de King face à l’ancien champion Bobby Riggs dans un match d’anthologie surnommé « la Bataille des Sexes » (voir encadré), conduiront les organisateurs de l’US Open à proposer des gains équivalents pour les hommes et les femmes dès l’édition 1973 du tournoi du Grand Chelem new-yorkais.
LA « BATAILLE DES SEXES », le jour où le tennis féminin a changé d’ère
En 1973, la championne américaine Billie Jean King, loin de se satisfaire de son incroyable palmarès de 9 titres en Grand Chelem, s’engage pour l’égalité des primes de match entre les hommes et les femmes. À l’époque Bobby Riggs, ancienne gloire du tennis des années 1940, misogyne et provocateur, ne cesse de clamer haut et fort la supériorité du tennis masculin sur le tennis féminin. Afin de prouver son raisonnement, il propose à King de l’affronter dans un match, jouant sur l’opposition entre les sexes : le macho contre la féministe. Elle refuse et Riggs se tourne alors vers la meilleure joueuse du moment, et principale rivale de King, l’Australienne Margaret Court. Le retraité l’emporte facilement (6-2, 6-1) et se vante partout d’avoir enfin démontré la supériorité du tennis masculin. C’en est trop pour Billie Jean King qui décide de relever le défi. La vraie « Bataille des Sexes » a donc lieu le 20 septembre 1973 dans l’Astrodome de Houston devant 30.472 spectateurs ; le match est suivi en direct par 50 millions de téléspectateurs américains (environ 90 millions dans le monde) ce qui constitue, encore à ce jour, la plus forte audience télévisée jamais enregistrée pour le tennis aux États-Unis. «J’avais l’impression que si je perdais, ça nous ramènerait 50 ans en arrière», dira Billie Jean King 40 ans plus tard, sur les antennes d’ABC en 2013. Elle l’emporte 6-4, 6-3, 6-3. Outre le fait de populariser le tennis aux États-Unis, ce match fantasque a crédibilisé le tennis féminin. Après la victoire de King, l’organisation professionnelle du tennis féminin (la WTA), créée quelques mois auparavant, gagne en autorité jusqu’à obtenir, dès l’US Open 1973, l’égalité des prize money entre les hommes et les femmes.
Un film inspiré de ce match est sorti en salles en 2017 : Battle of the Sexes, réalisé par Jonathan Dayton et Valerie Faris. Les acteurs Emma Stone et Steve Carell y campent les rôles de Billie Jean King et Bobby Riggs.
Il faudra ensuite attendre le début du XXIe siècle pour que l’Open d’Australie (2000), Roland-Garros et Wimbledon (2007) suivent l’exemple américain. En plus des quatre tournois majeurs, certains autres grands tournois pratiquent l’égalité des prize money, notamment Miami, Indian Wells et Madrid (voir tableau). À titre de comparaison, en football, l’Allemagne a empoché 35 millions de dollars pour son titre de championne du monde en 2014 tandis que les États-Unis, vainqueurs du trophée féminin l’année suivante, ont dû se contenter de 2 millions de dollars, soit 33 millions de moins.
Aussi, les tenniswomen sont parmi les sportives les mieux rémunérées de la planète. Preuve en est le «Top 100 des sportifs les mieux payés du monde» réalisé tous les ans par le magazine économique américain Forbes. Une seule femme figurait dans le dernier classement en date de juin 2017 : Serena Williams. Elle occupait la 51e place avec 27 millions de dollars. L’année précédente, les deux seules représentantes féminines de ce classement étaient déjà issues du tennis : Serena Williams (alors 40e avec 28,9 millions de dollars) et Maria Sharapova (88e avec 21,9 millions de dollars).
Les chaînes se battent pour diffuser la WTA
En 2014, la WTA et le groupe britannique Perform, qui gère les droits de diffusion et de distribution du tennis féminin, ont renouvelé leur contrat, signé deux ans plus tôt, pour une durée de 10 ans (jusqu’en 2026) et pour un montant de 525 millions de dollars. Un record pour le sport féminin ! Ce partenariat appelé WTA Media permet de mettre un contenu extrêmement riche à la disposition des fans avec notamment, depuis 2017, la production de plus de 2.000 matches en simple par an et plus de 2.600 heures de couverture en direct. Et si la WTA a mis le paquet, c’est parce que le tennis féminin connaît un beau succès auprès du public. En 2015, selon un rapport réalisé par l’institut SMG Insight, l’audience télévisée et digitale de la WTA a progressé de 25% avec 395 millions de téléspectateurs. Un engouement qui pousse les chaînes de télévision à s’intéresser au circuit féminin.
En France, de 2017 à 2021, les droits de retransmission sont partagés entre BeINSports (les 21 principaux tournois du circuit, Wimbledon, la Fed Cup et les deux Masters), Eurosport (l’Open d’Australie, Roland-Garros, l’US Open et des petits tournois), SFR Sport (quelques tournois de seconde zone), ainsi que France Télévisions, co-diffuseur de la Fed Cup et des Internationaux de France. Avec un circuit comprenant 67 tournois étalés sur 43 semaines et 300 jours par an, il est possible de regarder quasi-quotidiennement du tennis féminin à la télévision française. Sans compter ce qui existe sur internet ! Si le football féminin commence à faire son apparition sur petit écran avec l’attribution des droits de l’équipe de France pour la chaîne M6 et du championnat national pour Canal+ de 2018 à 2023, on reste bien loin de l’omniprésence du tennis. Sans parler des joueuses de rugby et de volley qui attendent toujours une diffusion du Top 8 et de la Nationale 1, ne serait-ce que sur les chaînes cryptées…
Cette ubiquité du tennis se vérifie également dans la presse écrite : dans le top 100 des personnalités sportives les plus citées dans la presse française en 2017 (réalisé par Pressedd pour Forbes en décembre dernier), les trois seules femmes sont Kristina Mladenovic (47e du classement avec 11.702 citations), Caroline Garcia (54e) et Simona Halep (98e). Soit trois joueuses de tennis, encore.
« Les statistiques montrent qu’il y a plus de spectateurs pour les matchs de tennis masculins. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles nous devrions gagner plus. » – Novak Djokovic
Les joueurs jaloux des joueuses !
Peut-être reste-t-il encore un obstacle à franchir pour les femmes dans le monde du tennis : le sexisme. Car l’égalité des prize money n’est pas du goût de tous et quand il s’agit d’exprimer des arguments pour justifier de donner plus à un Rafael Nadal qu’à une Serena Williams par exemple, les remarques misogynes ne sont jamais bien loin. En 2016, Raymond Moore, alors directeur du tournoi d’Indian Wells déclarait ainsi : «Si j’étais une joueuse, je me mettrais à genoux chaque soir pour remercier Dieu d’avoir donné naissance à Roger Federer et «Rafa» Nadal parce qu’ils ont porté ce sport. Vraiment. […]. Ils [ndlr : la WTA] ne font que profiter du succès des hommes». Ce à quoi le lauréat du tournoi Novak Djokovic avait répondu : «Les statistiques montrent qu’il y a plus de spectateurs pour les matchs de tennis masculins. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles nous devrions gagner plus». Sentant qu’il jouait sur une surface glissante, le champion serbe avait toutefois nuancé son propos en précisant que «les joueuses [s’étaient] battues pour ce qu’elles méritaient et [l’avaient] obtenu», et que c’est maintenant au tour de l’ATP (le circuit masculin) de se «battre pour obtenir plus». Une habile pirouette dont aurait dû user le patron du tournoi californien, contraint de présenter sa démission.
Finalement, dans le milieu, rares sont les joueurs qui apprécient de pratiquer un sport précurseur en matière d’égalité des sexes. Si ce n’est Andy Murray. Dans une interview accordée au magazine Elle, le champion britannique connu pour ses prises de positions en faveur de la parité hommes/femmes a tenu une nouvelle fois à défendre le tennis féminin. «J’ai l’impression d’être le seul à me battre pour les joueuses. Je ne comprends pas pourquoi les tennismen ne sont pas fiers de pratiquer un sport où les salaires entre les hommes et les femmes sont à peu près équivalents», a déploré l’Écossais, premier joueur du top élite de l’ATP à avoir été entraîné par une femme, Amélie Mauresmo, de 2014 à 2016.
Mais que les joueurs se rassurent : les salaires des hommes et des femmes dans le tennis ne sont «qu’à peu près équivalents», comme le dit si bien Murray. Car les sponsors publicitaires sont encore bien plus généreux avec les hommes qu’avec les femmes. Dans le classement 2017 des sportifs les mieux rémunérés de Forbes, le Suisse Roger Federer occupe la 4e place avec 64 millions de dollars : 6 provenant de ses gains sur les courts et 58 de ses contrats publicitaires. La même année, Serena Williams a gagné 27 millions de dollars, 8 issus de ses victoires sur le circuit mais seulement 19 de ses contrats publicitaires. C’est sans doute dans cette voie que les héritières de Billie Jean King devraient désormais poursuivre le combat.