Annie Fortems est une pionnière du football pratiqué par les femmes. Elle est cofondatrice du club FCF Juvisy et a été gratifiée par la Légion d’Honneur pour l’ensemble de son parcours. L’Association Sport Univers’Elle a rencontré cette femme de tête. Entretien.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la relation que vous entretenez avec le sport ?
J’ai commencé à pratiquer le football avec mes 5 frères et leurs camarades dès l’âge de 6 ans. Comme beaucoup d’autres filles, à cette époque, la pratique du football en tant que sport récréatif dans le cadre familial et amical ne posait pas de problème. C’était normal. Pour autant, nous n’avions pas la possibilité de jouer en compétition. Il fallut attendre mars 1970 pour que la FFF officialise le football féminin. Dès la fin de cette année-là, passionnées de football, nous avons demandé au Président du Club de Juvisy de créer une session féminine. Dubitatif, il nous a néanmoins répondu « d’accord, à condition que vous trouviez 12 joueuses », espérant certainement secrètement que nous renoncions. Nous les avons trouvées et avons créé le club en 1971, soit seulement un an après l’officialisation de cette pratique. J’avais 15 ans. Le Président réussit à convaincre le père d’une joueuse, Roger Micalaudis, lui-même joueur au sein du Club, d’accepter d’être entraineur de notre équipe. Il accepte en posant ses conditions : viser l’excellence. C’est ainsi qu’en 1972, nous avons participé au premier Championnat de Paris.
Dès le début, le niveau des joueuses au sein de notre première équipe est très disparate. Certaines n’ont jamais joué. D’autres, jouant de longue date avec des garçons, sont excellentes. L’ascension est rapide. En 1977, en 5 saisons, notre équipe de pionnières accède au Championnat de France. Depuis cette date, le Club de Juvisy n’a jamais quitté le plus haut niveau, à l’instar des clubs du PSG et Olympique Lyonnais, montés également en Championnat de France à cette époque. Le FCF Juvisy est toujours aujourd’hui l’un des grands clubs français.
Pour ma part, j’ai été capitaine de 1971 à 1984, et je fus la première joueuse présélectionnée en équipe de France du Club. Je dus renoncer à être internationale en raison de mes responsabilités professionnelles ; A 20ans, j’étais déjà cheffe d’entreprise, pionnière également dans le monde de l’entreprenariat : je fus la première femme d’Ile de France associée-gérante « en nom propre », et non en tant que « femme de », ou « fille de», au sein d’une Groupement agricole. Il faut contextualiser et se rappeler que c’est seulement en1965 que les femmes ont eu l’autorisation de signer des contrats de travail et le droit de posséder un chéquier sans l’accord de leur mari. C’était donc novateur qu’une femme crée sa propre entreprise en 1975.
J’ai cependant continué à jouer en me consacrant à mon Club. J’ai pratiqué ce sport pendant 20ans. A 35 ans, j’ai fait mon jubilé et mes adieux à la pratique du football. Je me consacrai alors à ma nouvelle carrière professionnelle vers la psychanalyse, l’insertion professionnelle et la prévention des Risques Psychosociaux et l’engagement politique et associatif.
En octobre 2016, j’ai eu l’immense honneur de recevoir la Légion d’Honneur pour mon engagement pour les droits des femmes en tant que pionnière dans le sport et l’entreprise, la lutte contre les discriminations et contre l’exclusion.
Que pensez-vous de la place des femmes dans les métiers du sport et dans le sport de haut niveau ?
En ce qui concerne la pratique du sport, les femmes en tant qu’athletes, aujourd’hui ont le droit de pratiquer casiment tous les sports. Ce fut un long combat depuis le Baron de Coubertin, rappelons-nous que jusqu’à la fin des années 1990, des disciplines sportives étaient encore interdites aux femmes (boxe, saut à ski, saut à la perche…) et encore aujourd’hui certaines sont toujours exclues des Olympiades.
Ce n’est pas du tout le même traitement sur le plan médiatique. Les sports pratiqués par les femmes sont largement sous-représentés dans les medias, tous supports confondus. Même s’il y a des avancées notoires ces dernières années, notamment plus de compétitions féminines retransmises, il reste un retard énorme. Cependant, on constate que certaines chaines de télévision, à la recherche d’un public plus large, ont senti que le football féminin, et comme on l’a vu dernièrement avec le tournoi des 6 nations, le rugby féminin, sont des bons vecteurs d’audimat. Le public est demandeur de grandes compétitions féminines. L’écart de médiatisation entre le sport masculin et le sport féminin est important mais il y’a tout lieu de rester optimiste.
En ce qui concerne la place des sportives au sein des fédérations, trop souvent encore, elles ne bénéficient pas de la même reconnaissance, des mêmes moyens techniques et financiers que les hommes, notamment en matière de sponsoring, d’encadrement et d’accès au médias. En 2015, encore récemment, des outils et un guide de prévention contre les discriminations et les violentes faites aux femmes dans le champ sportif ont été diffusé par le Ministère des sports.
Au niveau des institutions sportives, nous constatons la même chose que dans les entreprises : les femmes sont confrontées au fameux « plafond de verre » qui ne leur permet pas d’accéder aux postes à responsabilité. On peut le regretter mais seule une politique volontariste de contraintes est en mesure de favoriser la mixité : parité en politique sur les scrutins de liste, 40% de femmes obligatoires dans les conseils d’administration des grands groupes…Aujourd’hui, dans le cadre du déploiement de la loi du 4 août 2014 relative à l’égalité entre les hommes et les femmes, un plan de féminisation des fonctions d’encadrement a été imposé aux fédérations sportives. Cependant il y a encore de grosses inégalités.
Au niveau des instances du football, des avancées importantes ont été faites avec l’intégration de femmes à des postes de premier plan : Brigitte Henriques, nommée en tant que numéro 2 de la Fédération Française de Football (FFF) en 2011. Nathalie Boy de la Tour, Présidente de la Ligue du Football Professionnel, grande première en Europe. Et encore, Florence Hardouin, nommée directrice générale de la FFF, Corinne Diacre seule femme entraineure d’un club masculin, le Club de Clermont , la nomination de l’arbitre Stéphanie Frappart ; et même l’arrivée de la Première agente de joueuses Sonia Souid. On le voit, une dynamique est enclenchée : Des femmes qui s’investissent depuis longtemps dans le football sont enfin reconnues. On peut imaginer que l’exemple de Laura Georges, l’internationale du PSG élue dernièrement dans l’équipe de Noel Le Graet reconduit à la tête de la FFF, créera des émules parmi la première génération de joueuses professionnelles, à l’occasion de leur retraite sportive et dans le cadre de leur reconversion.
Quand à mon Club, le FCF Juvisy, je me réjouis que depuis 10ans, il soit précurseur en matière de féminisation des instances, avec Marie-Christine Terroni, Présidente du club, et membre du Bureau Exécutif de la Ligue de Football Amateur ( BELFA) et Marinette Pichon au poste de Directrice Générale.

Avez-vous fait face à des préjugés, souffert ou assisté à des discriminations de genre, dans le sport ?
Oui, je l’ai vécu, comme de nombreux sportives. Il y a eu une véritable résistance sociétale à l’arrivée des filles dans le monde du football, bastion masculin. A l’époque, l’environnement était hostile et la FFF n’était pas en reste. Avant 1970, les joueuses du grand stade de Reims faisait déjà des tournées mondiales alors que la FFF n’avait pas encore officialisé le foot féminin. Les responsable de la fédération se sont ralliés parce qu’étant garants de la représentation du football en France, ils ne pouvaient permettre qu’une autre instance soit créée. Nous avons affronté une résistance de la part des instances nationales et régionales du football (ligues de région, districts), il a fallu s’imposer, l’imposer aux instances. Les gens parlaient de « Club de foot » et cela signifiait automatiquement club masculin, aujourd’hui, on a tendance à faire la distinction entre club féminin et club masculin. Cette précision sémantique est significative de l’évolution des mentalités.
Au sein des clubs, les responsables et même les joueurs n’étaient pas favorables à l’arrivée des footballeuses. Il fallait partager les subventions, les équipements, l’encadrement, les terrains, il a fallu se battre et redessiner la carte. Les sections féminines l’ont vécu dans tous les clubs, il était difficile de trouver des équipements, des structures. Comme toute personne qui demande une place, il a fallu la conquérir, affronter les stéréotypes genrés, prouver que les femmes avaient le droit de jouer au foot, considéré à ce moment-là comme l’expression de la virilité masculine.
En 1970, le sexisme était bien plus décomplexé qu’aujourd’hui. Les filles pouvaient s’entendre dire qu’elles n’avaient pas le droit de jouer au foot, qu’elles devaient « retournez dans vos cuisines ». Voir des filles en short, courir et jouer sur un terrain relevait de l’anomalie. Les filles essuyaient des critiques, des moqueries sur leur pratique, leur physique, sur leur corps. Beaucoup ont arrêté, ne supportant pas les humiliations. D’autres, se sont autocensurées. Les filles qui sont restées ont tenu grâce au soutien de leur famille, un père, une mère qui aime le sport, des parents ouverts d’esprit, qui les accompagnaient, les entraînaient ou les encadraient.
Lors de la création de notre club, il a été difficile de trouver un entraîneur car aucun homme ne voulait entraîner des filles. Roger Micalaudis a accepté. Il a choisi de viser l’excellence pour contrer les critiques auxquelles il s’attendaient et cela a marché. Il fallait exceller pour exister, comme dans d’autres domaines, on attendait que les femmes soit deux fois plus compétentes. Les femmes doivent faire leur preuve plus fortement, plus intensément, travailler plus. Comme la place ne leur est pas donnée, elles doivent la conquérir. Dans le club, le seul moyen d’y arriver était de réussir vite. Et c’est ce que nous avons fait.
D’après vous, les femmes sont-elles suffisamment représentées ?
Non, les femmes ne sont clairement pas assez représentées dans le sport, comme dans beaucoup d’autres domaines. On introduit la mixité et c’est un pas très important. Que la présence des femmes ne soient plus considérée comme une étrangeté dans les fédérations et dans les instances est un bon début, mais on est loin d’arriver à la parité. Les 25% de femmes imposés dans les fédérations, c’est au final assez peu. Il est symptomatique qu’aucune instance n’ait fait le choix de dépasser le quota imposé. Les 4 listes récentes en lice pour l’élection de la FFF ont aligné, chacune, strictement 25% de femmes. Pas une de plus ! Pour autant, des femmes présentes dans les instances, représentent une première avancée. La mixité doit se développer, s’enraciner afin d’arriver à la parité. Il convient de rester vigilant, des forces de rappels sexistes, réactionnaires sont loin d’être éradiquées. Le livre de la sociologue Béatrice Barbusse, « Sexisme dans le sport » (2016) nous le rappelle. Ancienne sportive de haut niveau, elle est la première femme présidente d’un Club de handball de D1, le Ivry-hand. Son témoignage et son analyse sont éclairants
Quelles solutions pourraient-être apportées selon vous, pour mettre davantage en avant les femmes dans le sport ?
La mixité est introduite, maintenant il faut viser la parité. Il faut faire monter les quotas si ça ne se fait pas naturellement. On sait qu’en France il faut l’imposer sinon on en a encore pour des années. Si on laisse faire, au rythme actuel on en a encore pour au moins 150 ans.
On peut regretter les quotas, voire y être opposer mais si on n’en passe pas par là, des générations de femmes seront encore sacrifiées. Personnellement, je ne peux l’accepter. Pour l’intérêt collectif, le développement des civilisations c’est un non sens absolu depuis des siècles de « sacrifier » 50% de la population, de se priver de ce gisement de talents potentiels. C’est un gâchis considérable. Combien de génie feminin, de femmes politiques, de chercheuses, d’artistes, d’ecrivaines, de sportives avant nous peut-être ratés au fil des siècles. Il faut que cela cesse. La plus grande révolution du XXeme est la révolution féminisme , rien d’autre n’a aussi profondément modifié nos sociétés occidentales dans toutes ses strates , pas même la révolution numérique. Aujourd’hui, nous ne devons plus accepter que nos filles soient freinées dans leur projet, leur créativité, leur ambition.
Le sport est un haut lieu de socialisation, d’apprentissage de la vie en groupe et de l’esprit d’équipe , du travail, de l’effort, de la discipline et de l’ambition. Il faut promouvoir le sport en général, notamment auprès des filles , mettre un accent sur la promotion du sport féminin puisqu’il accuse du retard par rapport au sport masculin, multiplier la diffusion des compétitions féminines. Il faut promouvoir la pratique, la médiatiser et integrer des femmes dans les instances dirigeantes et l’encadrement technique. C’est indispensable. L’Etat demande d’ailleurs maintenant que toutes les grandes compétitions féminines soient retransmises sur les chaînes publiques.
Il faut que bien plus de femmes accèdent aux postes de responsabilités, pas seulement dans le sport, mais à tous niveaux, au Parlement, dans les médias, l’économie, l’art, la recherche… Comme pour toutes les populations discriminées, et les femmes le sont, la possibilité de s’identifier, d’avoir des modèles, des exemples est une étape importante vers l’émancipation.
Je salue les initiatives comme la création du site Les Expertes, il y a trois ans, sous l’impulsion de Najat Vallaud-Belkacem, qui pour contrer l’argument-alibi selon lequel on ne sait pas où trouver des femmes spécialistes pour justifier l’absence des femmes dans les médias, répertorie un grand nombre de femmes expertes dans tous les domaines de compétences. On y trouve bien-sur des expertes dans le sport !
Il faut multiplier et relayer les actions en faveur des femmes. Ça commence à se décliner dans les ministères. Notamment, « Les égéries du sport » l’action lancée récemment par le ministère des sports pour promouvoir des femmes : des journalistes sportif, d’anciens sportifs et sportives, des membres du CSA, la présidente de France Télévisions, une femme chef d’orchestre vont parrainer un club de sport féminin. Il y a aussi l’initiative régionale « Les fameuses » lancée par une association à Nantes…Sans oublier, l’initiative « Les 4 saisons du sport féminin 2017 » piloté par plusieurs ministères, le CSA, et le Comité Olympique Français. Et pour paraphraser une des actions de la FFF dans le cadre du plan de féminisation de l’institution, la balle est de plus en plus dans notre camp, alors « Mesdames, franchissez la barrière ».
Pour finir, je salue un évènement emblématique du 8 mars – Le conseil départemental de l’Aude a organisé un vote auprès de 3 collèges afin de baptiser la nouvelle halle aux sports de Carcassonne. Entre une grande aventurière, une prix Nobel , ils ont choisi une grande sportive, Nicole ABAR, pionnière du football féminin, internationale et ancienne footballeuse professionnelle.