Nous avons enquêté sur un sujet trop souvent (volontairement ?) occulté dans le milieu du sport féminin : l’homosexualité. Hélas, nos investigations confirment que certains tabous et clichés ont la vie dure…
Par Floriane Cantoro
Extrait du magazine WOMEN SPORTS N.15 de janvier-février-mars 2020
Megan Rapinoe ne chante pas l’hymne national. Megan Rapinoe termine meilleure joueuse de la Coupe du monde de football. Megan Rapinoe « n’ira pas à cette p***** de Maison-Blanche ». Megan Rapinoe remporte le Trophée FIFA « The Best » 2019. Megan Rapinoe pose en bikini pour le magazine américain Sports Illustrated. Megan Rapinoe est élue Ballon d’Or féminin de la saison. Megan Rapinoe est plébiscitée pour être en couverture du prochain jeu vidéo FIFA 20…
C’est clair, Megan Rapinoe est sans conteste la sportive marquante de l’année 2019. Icône du Mondial féminin en France l’été dernier, la footballeuse américaine s’est distinguée tant par ses qualités balle au pied, que par sa personnalité charismatique. À 34 ans, elle incarne le visage de l’Amérique anti-Trump, endossant un rôle parfaitement assumé de défenseur des minorités et de militante LGBT (pour les communautés Lesbiennes, Gays, Bisexuelles et Transgenres). Depuis son coming-out en 2012, la double championne du monde est l’une des sportives homosexuelles les plus connues de la planète.
En France, plusieurs athlètes féminines de haut-niveau et de renommée internationale sont également ouvertement « out »: les handballeuses Amandine Leynaud et Alexandra Lacrabère, qui comptent parmi les plus beaux palmarès du sport tricolore avec notamment un titre de championnes du monde (2017) et un titre de championnes d’Europe (2018) ; la nageuse Mélanie Henique, récemment sacrée au niveau continental sur 50 m papillon ; la basketteuse Élodie Godin, vice-championne olympique et championne d’Europe avec les « Braqueuses » en 2009… Avant elles, l’ex-star du tennis féminin français Amélie Mauresmo, et l’ancienne footballeuse internationale Marinette Pichon, avaient déjà publiquement assumé leurs relations amoureuses avec des femmes. Chez les garçons en revanche, mis à part Olivier Rouyer, footballeur professionnel dans les années 1970-1980, on ne compte pas grand monde… Pourquoi ?
Loi du silence et indifférence
« Il ne faut pas croire que c’est plus facile d’être une sportive lesbienne qu’un sportif gay », nous prévient d’emblée Cécile Chartrain, co-fondatrice et co-présidente de l’association Les Dégommeuses qui oeuvre pour la promotion du football féminin et lutte contre le sexisme, les LGBT-phobies et toute forme de discrimination. « L’homophobie touche aussi le sport féminin, elle emprunte seulement des formes plus symboliques ; les manifestations d’homophobie chez les filles sont plutôt l’injonction au silence et l’invisibilisation. La violence est peut-être moins souvent physique et verbale que chez les garçons, mais elle n’en demeure pas moins réelle. » La preuve, selon elle, que les choses sont « loin d’être aisées » : aucune footballeuse française en activité n’est ouvertement lesbienne. « D’une manière générale, je pense que l’homosexualité est tolérée dans le sport féminin temps qu’elle ne s’ébruite pas trop », poursuit-elle.
Les plus optimistes diront que les filles ne veulent pas s’épancher sur leur vie privée. Pour Cécile Chartrain, ce serait faire un trop grand raccourci : « Les médias abordent fréquemment l’hétérosexualité des sportifs. Par exemple, quand on voit Ronaldo poser avec sa copine, on est dans le domaine de la vie privée et pourtant personne ne s’en offusque. Pourquoi ce serait différent pour les homos ? », s’interroge la militante. « Faire son coming-out, ce n’est pas forcément demander le micro et annoncer publiquement son homosexualité, cela peut être simplement ne pas se cacher. » Par exemple, les footballeuses Amandine Henry et Eugénie Le Sommer n’ont jamais déclaré publiquement qu’elles étaient hétérosexuelles mais on les a vues plusieurs fois avec leur compagnon respectif dans la presse magazine. « La question ne se pose pas du tout dans les mêmes termes pour les sportives homos et hétéros », constate la présidente des Dégommeuses. « Il y a une présomption d’hétérosexualité [chez ces joueuses] qui les dispense de la prise de parole sans être dans le mensonge. » De même, elles n’encourent pas les mêmes risques à rendre publique leur vie privée.
Il y a donc peut-être moins d’hostilité à l’égard des sportives homosexuelles qu’à l’égard des sportifs gays. Ou alors, elle est mieux camouflée… La principale peur, pour elles, c’est souvent le changement de regard qui accompagne le coming-out. Mélanie Henique l’expliquait dans les colonnes de Libération en 2016 : « Beaucoup de sportifs veulent être connus pour leurs performances, pas pour ce qu’ils sont. Moi la première, je ne veux pas qu’on dise « tiens, c’est elle la lesbienne ! ». Je veux être reconnue pour ma natation, pour ce que je suis. » Les craintes sont d’autant plus grandes quand on est une sportive médiatisée, plus exposée que les autres en cas de « sortie du placard ». On parle encore plus souvent du coming-out d’Amélie Mauresmo en « une » de Paris Match en 1999, que de ses deux Grands Chelem remportés en 2006 (Open d’Australie et Wimbledon). « Aujourd’hui, dans le football féminin comme masculin, beaucoup s’inventent des vies pour ne pas devenir, sur le terrain comme dans les vestiaires, le mouton noir », témoigne à son tour Marinette Pichon dans le Huffington Post. Aussi, les joueuses parlent de leur petite copine en utilisant le masculin, ou évitent carrément le sujet du couple.
Le cliché de la féminité pour affirmer son hétérosexualité
C’est bien que quelque part, l’homosexualité est encore « taboue » dans le sport féminin. Et comme si cela ne suffisait pas, elle est aussi bourrée de clichés. Cécile Chartrain en a d’ailleurs fait les frais très tôt dans sa vie de jeune femme et de jeune sportive, alors qu’elle ne s’était pas encore elle-même définie comme homosexuelle. « J’ai joué au foot en club avec les garçons pendant six ans lorsque j’étais enfant, nous raconte-t-elle. Quand j’ai eu l’occasion de rejoindre une équipe féminine vers 12-13 ans, on a conseillé à mes parents de ne pas m’inscrire sous prétexte que cela risquait d’être un nid à lesbiennes. » S’il a tendance à s’estomper, il existe encore un « préjugé autour de la footballeuse gouine. » Parce que les filles sont arrivées plus tard que les garçons dans ce sport considéré comme le sport viril par excellence. Le cliché s’est installé jusqu’à gêner les footballeuses qui se sentent obligées, par conséquent, de rassurer sur leur féminité. Comme si féminité et hétérosexualité étaient liées…
Et ce qui est vrai pour le football l’est tout autant pour d’autres sports, notamment collectifs tels que le rugby, ou des sports encore aujourd’hui considérés à tort comme « masculins ». « Il y a toujours un commentateur ou même une joueuse qui va faire référence au fait qu’elle a su se conformer, malgré sa pratique sportive, aux canons traditionnels de la féminité : les cheveux longs, les ongles peints, le maquillage… C’est terrible, ce besoin de rassurer tout le temps sur la féminité ! », s’agace Cécile Chartrain. Ces comportements laissent peu de place à celles qui ne se reconnaissent pas dans cette féminité « hétéronormée », qu’elles soient homosexuelles ou pas d’ailleurs.
« L’homophobie, ce n’est pas seulement se faire traiter de « pédé » ou de « gouine ». C’est un ensemble de présomptions, d’attendus et une pelletée d’idées reçues qui font que, quand tu es gay ou lesbienne, tu ne vas pas forcément te sentir bien accueilli(e) dans ton club ou tu ne vas pas avoir tous les moyens pour t’exprimer dans ton identité intégrale. »
« Allez, regardez, on applaudit les lesbiennes ! »
Si ces idées reçues sont très visibles chez les sportives professionnelles, le monde amateur n’est pas en reste ! Il y a quelques années, Cécile et les Dégommeuses avaient été verbalement agressées par un éducateur, pas très disposé à leur céder un terrain dans le 20e arrondissement de Paris, malgré un créneau réservé et bloqué au préalable par les filles. L’entraîneur mécontent avait même donné dans le scabreux, un abject mélange de sexisme et d’homophobie : « Il m’a menacée de me faire bouffer ses couilles et a bousculé une autre joueuse. Ensuite, il a pris à témoin les gamins qu’il encadrait en disant «Allez, regardez, on applaudit les lesbiennes !» Pourtant, nous n’étions pas arrivées avec nos banderoles et nos drapeaux arc-en-ciel. »
Une omerta culturelle ?
Le plus fou dans cette histoire – outre le fait qu’un éducateur est censé montrer l’exemple aux jeunes et que la plainte des Dégommeuses ait été classée sans suite – c’est que cet entraîneur a eu le culot de se présenter à la présidence de la Fédération française de football (FFF)… et que celle-ci a été acceptée ! En dépit, pourtant, d’un communiqué de presse alertant sur l’incident passé rédigé par l’association. « C’est un très mauvais signal envoyé sur le sujet par la FFF qui aurait certainement pu se faire aider par des juristes pour bloquer la candidature… », se désole Cécile Chartrain. Preuve qu’il y a encore un gros boulot à faire sur la thématique, et qu’il faudrait peut-être commencer au sein des instances dirigeantes. « Tout le monde fait comme si le problème de l’homophobie était uniquement une affaire de « supporters ploucs » ou de « jeunes de banlieue ». C’est un discours classiste, hypocrite, et le reflet d’une incapacité à se mettre soi-même en question. Tous les acteurs du sport, sans exception, devraient faire leur autocritique et être formés sur la question : des présidents de clubs et de fédérations aux supporters, en passant par les joueurs/joueuses, les entraîneurs, les éducateurs, les accompagnateurs et même les parents », ajoute notre interlocutrice.
Pour cela, elle préconise des formations à destination de tous et des actions de sensibilisation pour changer les mentalités et les représentations de genre. « Le sujet est de moins en moins tabou mais on progresserait plus vite et les langues se délieraient davantage si on commençait par arrêter de prétendre qu’il ne faut pas mêler sport et politique. Le sport, a fortiori lorsqu’il est très médiatisé et se donne à voir à un public nombreux, est politique bien sûr ! », assène-t-elle.
Megan Rapinoe est devenue « bankable »
À l’étranger, les choses sont très différentes. En particulier aux États-Unis où « il y a moins cette crainte du communautarisme ». Megan Rapinoe, par exemple, est une figure politique et une athlète emblématique dans la revendication et l’affirmation de l’identité lesbienne. « Elle est devenue un vrai produit marketing ; les clubs et les marques ont compris qu’économiquement, ils seraient gagnants avec elle ! », analyse Cécile Chartrain. Il faut savoir tout de même que le « soccer » est le sport féminin numéro un outre-Atlantique : par conséquent, il ne souffre pas du retard accumulé par la discipline chez les filles en France. Une footballeuse « bankable » pour les marques, dans l’Hexagone ? Déjà on n’y croit pas trop, mais alors si elle est lesbienne en plus…
Un autre témoignage nous pousse à dire que le « tabou » est bien tricolore, c’est celui d’Audrey, 23 ans, ancienne footballeuse dans le championnat Suisse de première division (aux Young Boys de Berne). La jeune femme, hétérosexuelle, affirme avoir longtemps joué avec des coéquipières lesbiennes, « sans que cela ne pose aucun problème » dans le vestiaire comme sur le terrain, que ce soit au niveau des joueuses comme au niveau des encadrants.
Peu de « role models » en France
Megan Rapinoe n’est pas la seule sportive célèbre à revendiquer son identité lesbienne à travers le monde : la footballeuse sud-africaine Janine van Wyk, la plus capée de l’équipe nationale, est également ouvertement engagée en faveur des droits des personnes de la communauté LGBT. Même chose pour les joueuses de tennis Alison Van Uytvanck et Greet Minnen, en couple, qui aimeraient plus de prises de position de la part de leurs collègues hommes et femmes, pour faire des tournois de tennis des environnements « LGBT friendly ».
En France, en revanche, les sportives homosexuelles se font beaucoup plus discrètes. Elles assument, ne se cachent pas toujours, mais parlent peu. En 1999, si elle a posé en « une » de Paris Match avec sa compagne de l’époque et qu’elle parle depuis ouvertement de son homosexualité, Amélie Mauresmo ne s’est jamais franchement engagée sur le sujet. « En même temps, elle en a pris plein la figure… et elle n’avait que 19 ans lors de son coming-out », admet Cécile Chartrain, faisant notamment référence à la marionnette de la tenniswoman aux Guignols de l’Info, un condensé de stéréotypes et de critiques sur son physique (silhouette ultra-musclée, visage et voix masculinisées). Elle ne s’est jamais faite porte-drapeau de la cause lesbienne comme Megan Rapinoe, pas plus que Mélanie Henique qui a dit dans Libération qu’elle n’était « pas militante ». Aujourd’hui, dans l’Hexagone, seule Marinette Pichon a un discours un peu plus affirmé et politisé sur la question de l’homosexualité dans le sport féminin. Même les sportives hétérosexuelles ne veulent pas s’exprimer sur le sujet ; c’est dire si le tabou est grand !
« Il ne s’agit pas de culpabiliser les sportives homosexuelles qui n’ont pas de prise de position publique sur le sujet », explique Cécile Chartrain, précisant qu’il n’y a « aucune injonction au coming-out » dans l’esprit des Dégommeuses. « La priorité est d’abord de pointer la responsabilité des instances dirigeantes. Il s’agit, pour les fédérations et les clubs, de permettre à celles qui souhaiteraient avoir un discours un peu plus politique, de le faire sans avoir peur que cela ne nuise à leur carrière en offrant aux sportives homosexuelles un cadre protecteur voire encourageant. » Malgré tout, elle ne néglige pas non plus l’importance des « role models » dans la société actuelle, notamment pour les jeunes qui se posent des questions sur leur orientation sexuelle. « C’est primordial aussi qu’il y ait des adultes connus, respectés et adulés qui prennent la parole sur l’homosexualité. » Donc pourquoi pas des sportives ?
Sans parler de porte-drapeau arc-en-ciel, la présidente des Dégommeuses encourage le témoignage. En ce sens, celui d’Amandine Leynaud, recueilli par Sandrine Lefèvre du Parisien début décembre 2019, est efficace. Tout en douceur, et peut-être sans le savoir, la gardienne de l’équipe de France de handball ouvre la voie : « Je suis amoureuse d’une personne qui se trouve être du même sexe que moi, je n’ai pas la sensation de devoir prouver quoi que ce soit. J’ai juste la sensation de n’avoir qu’une seule vie et d’avoir envie de la vivre pleinement. »
Un grand merci à Cécile Chartrain pour son témoignage et son éclairage. Aucun des deux grands clubs sportifs que nous avons contactés (et dont nous tairons les noms) n’a souhaité contribuer à cette enquête.