Le développement de l’eSport annonçait l’avènement d’une discipline, par essence, complètement mixte. Les différences physiologiques qui justifient la séparation des sexes dans les sports traditionnels disparaissent derrière l’écran d’un ordinateur. Pourtant, les « gameuses » se font assez rares sur la scène classique du jeu vidéo et des compétitions 100% féminines ont été créées spécialement pour elles. Comment l’expliquer ? Nous avons mené l’enquête et nos découvertes sont, somme toute, plutôt banales.
Par Floriane Cantoro
Depuis quelques années, le marché de l’eSport est en pleine expansion. Selon une étude de l’agence Newzoo spécialisée dans le gaming et le jeu vidéo de compétition, les revenus mondiaux du marché ont atteint 493 millions de dollars en 2016 et devraient se rapprocher de la barre des 700 millions pour l’année 2017. Comme les sportifs traditionnels, les « gamers » sont devenus de véritables stars sponsorisées et comptent des millions de fans à travers la planète. Pourtant, les femmes peinent à percer dans cet univers numérique et se faire un nom sur la scène de l’eSport reste, pour elles, très compliqué.
Pas d’avantage physiologique pour les hommes… mais pas de pro chez les femmes
Conscient de son immense potentiel, l’univers de l’eSport est en train de se structurer. La création de l’association France-eSports en avril 2016 – à l’initiative de la secrétaire d’État au numérique de l’époque Axelle Lemaire – est une preuve nationale de cette volonté d’encadrer et de professionnaliser le milieu. Et, grâce à cela, de plus en plus de « gamers » réussissent à vivre du jeu vidéo. En revanche pour les femmes, le curseur du nombre de joueuses professionnelles semble bloqué sur zéro, du moins en France. En douze années de compétition, Déborah « Torka » Teissonnière, ancienne membre de la section féminine Counter-Strike de Millenium (la plus grosse équipe française eSport), n’a jamais pu vivre de sa passion. « J’ai touché quelques rémunérations au cours de ma carrière, mes déplacements étaient pris en charge par les sponsors et pendant un an, j’ai gagné 300 euros par mois sous le statut d’autoentrepreneur. Mais ce n’était pas assez pour en vivre ! », explique-t-elle. Un écart de niveau est donc en train de se creuser entre les hommes qui ont le temps (et l’argent !) pour s’entraîner et les femmes qui jouent dès qu’elles le peuvent. « Aujourd’hui, la première équipe française féminine n’est pas au même niveau que la première équipe française masculine, poursuit Torka. Les femmes ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec les hommes en termes de niveau ».
« Les femmes ne peuvent pas rivaliser avec les hommes en termes de niveau » – Déborah « Torka » Teissonnière, ancienne joueuse Counter-Strike de la Team Millenium
Pour éviter qu’elles ne disparaissent complètement de l’eSport, des compétitions 100% féminines ont commencé à voir le jour. De manière générale, elles sont plutôt bien accueillies par les « fameuses », à l’instar de Sophie Phan, alias Ayunie, membre d’une toute nouvelle équipe féminine, qui y voit une source de motivation pour les jeunes femmes. « C’est bien car cela permet aux futures joueuses de demain de s’identifier aux gameuses actuelles, bien plus visibles. Mais le risque, à terme, c’est que les équipes féminines n’osent plus jamais se confronter aux garçons sur les tournois classiques mixtes ». Une séparation des ligues qu’elle souhaiterait transitoire, en somme, mais pas définitive.
Préjugé, quand tu nous tiens…
Malgré une évolution positive des mentalités, les femmes ne sont pas toujours les bienvenues à la manette. Le harcèlement et les critiques sont encore monnaie courante dans l’eSport. « J’ai reçu pas mal d’insultes juste parce que les gens savaient que j’étais une fille, confirme Ayunie. C’est extrêmement décourageant… ». Les joueuses peuvent également être freinées par leur entourage qui ne les pousse souvent à faire des études en parallèle. « Les garçons, on leur dit plus facilement ‘essaie de percer et tu verras où cela te mènera’. Pour les filles, il y a encore beaucoup trop de réticences », poursuit-elle.
La virtualité et la jeunesse de la discipline n’aident pas. Souvent, ce sont les internautes adolescents assis derrière leurs ordinateurs qui sont à l’origine des propos sexistes. « Les gamers professionnels que j’ai pu côtoyer sur la scène compétitive tout au long de ma carrière n’ont jamais eu de regard méprisant envers moi parce que j’étais une fille », précise Torka. « Tout dépend de l’âge de la scène, nuance cependant Ayunie. Par exemple, sur Counter-Strike qui a une quinzaine d’années, les femmes sont très bien accueillies mais elles le sont beaucoup moins bien sur League of Legends qui est un jeu plus récent. Pour qu’il y ait de la mixité dans l’eSport, il faut attendre que la scène soit plus mature », conclut-elle.
« J’ai reçu pas mal d’insultes juste parce que les gens savaient que j’étais une fille » – Sophie « Ayunie » Phan, joueuse de League of Legends
Pas assez ambitieuses, les « gameuses » ?
À côté de la compétition, beaucoup de femmes se tournent vers le streaming, c’est-à-dire qu’elles diffusent leurs parties en direct sur internet. C’est ce que fait Ayunie via la plateforme Twitch, propriété d’Amazone depuis 2014. Et certaines joueuses arrivent à gagner leur vie en streamant, grâce aux abonnements et aux recettes publicitaires. « Je pense que les femmes préfèrent animer des parties en ligne et interagir avec leur communauté d’abonnés plutôt que de jouer en compétition. Le marché du streaming est assez ouvert pour elles et, malgré un niveau inférieur, elles font en général de meilleures vues que les hommes », analyse-t-elle. Pour Torka, il est possible également que les femmes prennent le jeu vidéo comme un loisir plutôt qu’une réelle perspective de carrière. Depuis décembre 2016, cette « gameuse » de 27 ans a d’ailleurs elle-même arrêté de jouer en compétition. « Cela demande beaucoup de temps et d’investissement ; j’avais envie de faire une pause, explique-t-elle. En fait, je ne sais pas si les femmes pourraient pleinement s’épanouir dans une vie de joueuse professionnelle. Pour ma part, impossible de rester derrière un écran d’ordinateur toute la journée. Et les ‘gameuses’ autour de moi ont un peu le même ressenti. Peut-être qu’un homme est plus capable, je ne sais pas… ». Finalement, tout ne serait encore qu’une question de genre !