Ces derniers mois, de nombreux scandales d’abus sexuels dans le sport ont été révélés au grand jour. Les langues se sont déliées pour dénoncer un « revers de la médaille » peu glorieux… Entre pression, emprise et complicités, le sport français va mal. Comment en est-il arrivé là ? Et comment le guérir de ses maux ? Enquête sur les prémices d’une révolution salvatrice.
Par Floriane Cantoro – Extrait du magazine WOMEN SPORTS N°18 d’octobre-novembre-décembre 2020.
Avec son livre « Un si long silence » (paru aux éditions Plon en janvier), dans lequel elle accuse son ancien entraîneur de viol, Sarah Abitbol a donné un grand coup de pied dans la fourmilière. En libérant sa parole, l’ex-star de la glace a incité d’autres victimes à témoigner, elles aussi, à visage découvert pour dénoncer les violences sexuelles subies dans le sport. Mais ces histoires, glaçantes, ne constituent que la partie émergée de l’iceberg. « Il y a des milliers de petites Sarah Abitbol qui, actuellement, vivent ce qu’elle a vécu », affirme Véronique Lebar, présidente du Comité Ethique et Sport et médecin du sport.
Mais alors pourquoi les sportifs sont-ils aussi nombreux à endurer un tel calvaire ? Pourquoi se taisent-ils ? Et comment briser l’omerta ?
Le sport, un terreau fertile pour les prédateurs sexuels
En 2009, une étude officiellement commandée par le ministère des Sports a révélé une prévalence des violences sexuelles en milieu sportif. Les auteurs ont notamment estimé à 11,2 % le taux d’exposition général des athlètes à ce genre de sévices, soit un taux deux fois supérieur à celui évalué dans d’autres domaines. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer ce phénomène.
Un huis-clos propice aux agissements malveillants
Le sport est une petite cellule dans laquelle le sportif est plongé, le plus souvent, depuis l’enfance. Il peut rapidement être isolé vis-à-vis de sa famille, de ses amis et de sa vie sociale. C’est vrai pour les sportifs de haut niveau bien sûr (qui évoluent dans des structures sportives spécialisées), mais également pour ceux qui pratiquent en amateur. Lorsqu’un jeune footballeur part en compétition le dimanche ou en stage pendant les vacances, il est déjà sous la responsabilité d’autres adultes que ses parents, parfois isolé (notamment dans les sports individuels), ce qui laisse le champ libre aux prédateurs sexuels.
Pas de tabou corporel
Le corps étant l’outil de travail des sportifs, « il y a une proximité physique qui s’installe forcément plus rapidement qu’ailleurs », analyse le psychologue du sport et chercheur, Anthony Mette. On ne peut pas faire du sport sans toucher. C’est logique dans les sports de contact (rugby, judo…) mais tout aussi nécessaire dans les autres disciplines où il faudra souvent accompagner le mouvement de l’athlète (pour l’entraîneur), corriger ses gestes et le parer parfois, notamment en gym. « Il n’y a pas de tabou corporel dans le sport, poursuit notre expert. Les corps sont apparents, souvent dénudés aussi dans les douches, dans les vestiaires… Cela déborde plus facilement sur des comportements malveillants ».
L’entraîneur : « son emprise sur le sportif est bien supérieure à celle des parents »
Ce rapport au toucher est d’autant plus dangereux, du point de vue des dérives, qu’il existe un relationnel très spécial entre l’entraîneur et son sportif. Sarah Abitbol le décrit parfaitement dans son livre « Un si long silence ».
Cela créé un rapport d’ascendance entre l’entraîneur et son athlète, une relation fusionnelle dont l’entraîneur malintentionné va justement profiter pour brouiller les limites du toucher sportif et du toucher affectif. Ce comportement a un nom dans le milieu du sport international : on parle de « grooming ».
« Ton corps t’appartient ! » – Pour l’association « Colosse aux pieds d’argile » (qui a pour mission la sensibilisation et la prévention aux risques de bizutage, harcèlement et violences sexuelles en milieu sportif), il faut changer les habitudes. Par exemple, elle préconise le « check » plutôt que la bise entre un coach et ses sportifs, afin de garder une certaine distance physique quand toucher n’est justement pas nécessaire. Créée en 2013 par l’ancien rugbyman Sébastien Boueilh, victime d’un pédophile dans les années 1990, cette association tente également d’éveiller les consciences des jeunes sportifs sur les comportements déviants de potentiels agresseurs (« Ton corps t’appartient », avec un discours adapté par tranche d’âges). « Le contact physique est inhérent au monde du sport mais il faut apprendre à toucher différemment », enchérit Véronique Lebar du Comité Ethique et Sport, c’est-à-dire accompagner le geste d’une explication. « Par exemple, quand un entraîneur (ou un autre sportif, ndlr) place sa main au bas du dos d’une gymnaste pour l’aider à faire un salto arrière, il doit accompagner son geste de la parole : « Je mets ma main ici pour te parer, est-ce que tu me permets de le faire ? ». Et la gymnaste dit oui, évidemment, dans 100 % des cas. Mais au moins, l’entraîneur a instauré « le petit pas de côté »,et a donné l’occasion à la gymnaste de pouvoir s’opposer au contact physique. »
Des blocages identitaires à un véritable #MeToo dans le sport
L’autre constat quasi-systématique avec les cas d’agressions sexuelles dans le sport, c’est l’omerta qui entoure ces agissements malveillants. La tendance naturelle des victimes de violences sexuelles à s’enfermer dans le silence est exacerbée, en milieu sportif, par le fonctionnement même du sport.
L’enjeu des médailles
C’est un facteur inhérent à la notion de performance que l’on retrouve dans le sport, à tous les niveaux (professionnel et amateur). Un sportif est conditionné pour gagner, il ne plie pas. On lui apprend, et ensuite il se persuade, que « pour mériter la médaille, il doit serrer les dents, supporter et vaincre tous les obstacles », explique Véronique Lebar. C’est le fameux « no pain, no gain ». C’est pourquoi, dans un premier temps, il se tait. « Parler, dans sa tête, c’est reconnaître qu’il a été vaincu par l’obstacle, c’est un aveu de faiblesse. Tout cela est inconscient bien sûr, mais c’est réel », affirme la présidente du Comité Ethique et Sport. « Aussi, paradoxalement, le premier obstacle à la libération de la parole dans le milieu sportif, c’est le sportif lui-même ». Pour Anthony Mette, « le sport aurait intérêt à revenir à ses vraies valeurs qu’on a perdues avec les notions de performance et de compétition. Le sport doit retrouver sa fonction éducative du vivre ensemble, du partage et du respect. »
La peur de parler
Sarah Abitbol l’évoque dans son livre. L’ancienne championne de patinage artistique explique pourquoi elle n’a pas parlé après les premières agressions dont elle a été victime, à 15 ans. « Comment dire : « Papa, maman, le patron de la patinoire et tout-puissant manager du club, mon entraîneur, celui que vous estimez tant, et qui tient dans ses mains mon avenir de championne, vient me voir la nuit pour faire des choses dégoutantes ? » […] Et ensuite, il aurait fallu décrire ces trucs immondes qu’il me faisait ? Je ne l’ai même pas envisagé. Je sais que la plupart des victimes, surtout jeunes, se taisent. J’ai lu depuis comment les psychologues expliquent ce silence : la surprise, l’état de sidération, l’ascendance de l’adulte sur l’enfant, surtout s’il est en situation de pouvoir. La honte, la difficulté même à mettre des mots sur ce qu’on vit, la peur… J’ai ressenti tout ça. »
Pour Sébastien Boueilh, il est primordial au contraire de libérer la parole des victimes. « La honte doit changer de camp : on n’est pas coupable, on est victime », martèle, à juste titre, le président de l’association « Colosse aux pieds d’argile ». Au cours de ses interventions, il n’hésite d’ailleurs pas à évoquer son histoire personnelle (ndlr, il a été victime de 11 à 16 ans des agissements pédophiles du mari de sa cousine avant de dénoncer les faits, à 30 ans). « Le résultat est systématique, prévient-il. En sept ans, il n’y a pas eu une seule intervention qui n’a pas conduit, ensuite, à la déclaration d’une ou plusieurs victimes ».
Et quand la parole reste trop difficile, il revient aux personnels des clubs (entraîneurs, encadrants, bénévoles, parents et autres sportifs) de tenter de déceler des signaux d’alerte chez les victimes. « Le plus souvent, il s’agit de changements physiques ou comportementaux tels que la prise ou perte de poids, l’agressivité, la violence, le repli sur soi, les difficultés scolaires, le désintérêt pour les activités sportives, les excès en tout genre », alerte Sébastien Boueilh.
Déviances et complicités du monde sportif
La peur de parler ne concerne pas uniquement les victimes. Malheureusement, il n’est pas rare non plus que les lanceurs d’alerte soient renvoyés. « Il y a une trouille bleue à parler, à dire publiquement que dans tel club, il y a eu des cas de violences sexuelles », a constaté Anthony Mette au cours de ses 15 années de recherches dans le milieu sportif. « Pour le petit microcosme du sport, ces affaires doivent rester en famille. » Cela traduit les déviances et la complicité du monde sportif. « Quand j’ai voulu parler, à plusieurs reprises, je n’ai pas pu le faire », déclare Sarah Abitbol. Elle dénonce « des politiques qui ont fermé les yeux » et écrit que « beaucoup de gens ont intérêt à garder le silence. Le rompre c’est casser des années de petits arrangements, c’est déséquilibrer tout un écosystème ». Anthony Mette confirme : « Le plus souvent, quand un entraîneur a eu un comportement répréhensible, il est discrètement congédié, officiellement pour « raisons personnelles ». S’il est réputé ou compétent, on lui trouve un poste à la fédération pendant deux ou trois ans et ensuite il revient sur le terrain, dans un autre club. C’est un schéma récurrent. » « Tant qu’il n’y aura pas une refonte complète du modèle de gouvernance du sport, on n’arrivera pas à mettre en place des choses concrètes contre les violences sexuelles », déplore Véronique Lebar.
Une volonté et des promesses
Sébastien Boueilh, lui, est plus enthousiaste. Le président fondateur de « Colosse aux pieds d’argile » salue l’investissement d’une ministre des Sports, Roxana Maracineanu, « qui a pris le taureau par les cornes ». Elle a notamment financé à son association, dès le printemps 2019 (soit avant la série de témoignages chocs du début d’année), une tournée du réseau Grand Insep : « on a sensibilisé 4.000 personnes aux risques de bizutage, de harcèlement et de violences sexuelles ».
Par ailleurs, Roxana Maracineanu promet que le contrôle de l’honorabilité des bénévoles dans les associations sportives, c’est-à-dire la vérification de leurs antécédents judiciaires par croisement de différents fichiers (aujourd’hui réservé aux éducateurs sportifs titulaires d’une carte professionnelle), sera systématisé au plus tard en janvier 2021. Pour la ministre, il s’agit de « bâtir un véritable cordon sanitaire autour des pratiquants ».
Malgré ces initiatives, et contrairement à ce que titrait L’Équipe en janvier dernier, Véronique Lebar doute que ce soit, à proprement parler, la « fin de l’omerta » dans le sport : « même si la parole s’est libérée, ce n’est pas encore gagné ». Pas plus optimiste, Anthony Mette rappelle que la précédente ministre des Sports, Laura Flessel, affirmait en 2017 qu’il n’y avait « pas d’omerta » dans le sport français… L’acceptation, reconnaître que « oui ça existe », c’est très récent. Alors briser complètement le silence et repartir sur de nouvelles bases, ça risque de prendre encore un peu de temps…
Un grand merci à Véronique Lebar, Anthony Mette et Sébastien Boueilh pour leurs précieux éclairages sur le sujet. Un grand bravo également à Sarah Abitbol pour son courageux témoignage qui, espérons-le, incitera toutes les autres vic- times à libérer leur parole.
Comité Ethique et Sport : 01.45.33.85.62 (ligne gratuite ouverte 7j/7 de 8h à 22h)
Association « Colosse aux pieds d’argile »