Depuis quelques années, une tendance se dessine chez les sportives de haut-niveau : celle de ne plus attendre la fin de leur carrière pour fonder une famille. Estelle Yoka-Mossely, Charline Picon ou encore Serena Williams… toutes ces grandes championnes n’ont pas hésité à faire une pause maternité il y a deux ans, avant de revenir au plus haut-niveau de leur discipline. Un baby-boom qui trouve de nombreuses explications, mais qui n’en demeure pas moins un calcul comme un autre dans la vie d’une athlète professionnelle.
Par Floriane Cantoro
Extrait du magazine WOMEN SPORTS N.14 d’octobre-novembre-décembre 2019
Un grand merci à Carole Maître, gynécologue à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP), ainsi qu’aux championnes françaises Mélina Robert-Michon (lancer du disque), Laura Glauser (handball) et Alexandra Rochelle (volleyball) pour leurs témoignages et leur aide à la réalisation de cette enquête.
Le cas n’est pas nouveau. On se souvient par exemple de Christine Arron, maman d’un petit Ethan en 2002 et sacrée championne du monde du 4×100 m avec le relais tricolore l’année suivante. Pour autant, depuis trois ou quatre ans, les sportives de haut-niveau qui connaissent la maternité en carrière se multiplient. Pour le Dr. Carole Maître, gynécologue à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP), plusieurs explications peuvent justifier ce constat : des carrières sportives de plus en plus longues, une diminution de la fertilité chez les femmes après 35 ans, et un changement des mentalités. « Il y a une tendance actuelle, dans la société, à vouloir préserver sa vie personnelle ; les sportives n’y échappent pas », analyse la spécialiste.
Un retour après « bébé » bien anticipé
La voie a certainement été ouverte par des mamans championnes inspirantes telles que la tenniswoman Kim Clijsters, lauréate de quatre titres en Grand Chelem dont trois remportés après la naissance de son premier enfant en 2008 (US Open 2009 et 2010 et Open d’Australie 2011). La championne belge peut également se vanter d’avoir été la première joueuse maman N.1 mondiale dans l’histoire du tennis. De quoi rassurer les sportives sur le fait que leur carrière ne s’arrête pas aux portes de la maternité.
« Il y a une tendance actuelle, dans la société, à vouloir préserver sa vie personnelle ; les sportives n’y échappent pas. » – Carole Maître, gynécologue à l’INSEP
Les avancées médicales et l’amélioration des connaissances sur le sujet ne sont pas non plus étrangères au phénomène. « Il n’y a pas plus de césariennes ni de travail difficile chez les sportives de haut-niveau », rassure Carole Maître. Ces dernières connaîtraient même de meilleurs jours après l’accouchement que les autres femmes nouvelles mamans (moins de dépression post-partum). La création de programmes d’activités physiques compatibles avec l’évolution de la grossesse trimestre par trimestre permet également aux athlètes professionnelles de « garder un pied à l’étrier » pendant leur maternité. « Il y a un travail commun entre la sportive, son préparateur physique, son/sa gynécologue et un(e) nutritionniste », explique l’obstétricienne. Le but étant, bien sûr, de faciliter la reprise derrière même si le retour au haut-niveau n’est jamais garanti à l’avance. « Tout est mis en place pour que la championne retrouve rapidement ses capacités physiques et sportives. De fait, elle a moins d’appréhension à s’éloigner des terrains, des bassins ou des pistes pour fonder une famille. »
Des sportives encore plus performantes ?
C’est un choix que l’athlète française Mélina Robert-Michon a su faire par deux fois pour donner naissance à ses filles Elyssa (9 ans) et Enora (16 mois). « Le sport est une question d’équilibre entre la vie personnelle, la vie sportive et la vie professionnelle : avoir des enfants m’a permis de rééquilibrer tous ces aspects et de me réaliser complètement », explique la spécialiste du lancer du disque. Avant de poursuivre : « On ne peut pas lutter contre l’envie d’une femme de devenir maman, c’est plus fort que tout. Passer outre ce désir engendrera forcément de la frustration côté personnel, et cela se ressentira sur le plan sportif. »
« On ne peut pas lutter contre l’envie d’une femme de de- venir maman, c’est plus fort que tout. » – Mélina Robert-Michon, championne du lancer de disque.
Carole Maître a également constaté, chez les championnes devenues mamans, un meilleur vécu des contraintes liées à la pratique de haut-niveau (périodes d’entraînements et de stages), ainsi qu’une meilleure gestion du stress. « Personnellement, cela me permet de relativiser les petites erreurs et de moins prendre les choses à coeur », nous expliquait Camille Lecointre dans un entretien réalisé l’été dernier (voir ici). « Pour autant, cela n’enlève rien à ma combativité et ma compétitivité », ajoute la médaillée de bronze des Jeux olympiques de Rio (voile 470, avec Hélène Defrance). Preuve en est : la maman du petit Gabriel (2 ans) a remporté cet été, avec sa nouvelle partenaire sur l’eau Aloïse Retornaz, le test-event pré-olympique, une compétition qui sert de répétition générale avant les prochains JO de Tokyo 2020. Plutôt pas mal ! De la même façon, Laura Glauser (gardienne de but au Metz Handball) a remporté le Championnat d’Europe 2018 de handball féminin avec les Bleues huit mois après son accouchement ; Mélina Robert-Michon, elle, a décroché la plupart de ses grands titres (vice-championne olympique 2016, vice-championne du monde 2013 et vice- championne d’Europe 2014) après la naissance de sa première fille en 2010.
Un milieu sportif plus compréhensif
En principe, les sportives de haut-niveau qui souhaitent devenir maman vont planifier leur grossesse et tenter (autant que faire se peut) de calculer le moment le plus opportun pour accueillir un bébé. Souvent, elles essaieront de tomber enceinte après l’obtention d’un titre ou d’une médaille – cela a été le cas de la boxeuse française Estelle Yoka-Mossely, qui a accouché de son fils douze mois après son sacre olympique à Rio – ou à l’occasion d’une grosse blessure synonyme d’arrêt forcé.
« Nous sommes tombés d’accord pour que je fasse mon bébé pendant la deuxième année de mon contrat. » – Laura Glauser, gardienne de but au Metz Handball.
Parfois, la grossesse en vient même à être tacitement prévue entre une sportive et son staff technique. C’est notamment le cas au Metz Handball, référence de la discipline chez les femmes en France avec ses 23 titres nationaux. Laura Glauser, gardienne de but au club lorrain depuis 2010, nous décrit sa propre expérience : « Il y a trois ans, au renouvellement de mon contrat, j’ai fait part à mon président de mon désir d’avoir un enfant. Comme c’est quelqu’un qui a une très grande part d’humanité, il a tout de suite compris et accepté mon choix. Nous sommes tombés d’accord pour que je fasse mon bébé pendant la deuxième année de mon contrat, en espérant que Dame Nature y soit disposée ! », nous explique la championne. En procédant ainsi, avec transparence, le Metz Handball permet à ses joueuses d’être pleinement épanouies dans leurs vies de femmes, tout en assurant le coup sur le plan sportif. La présidence et l’encadrement technique peuvent ainsi avancer en toute connaissance de cause et prévoir, d’une année sur l’autre, les éventuels « jokers médiaux » pour leurs joueuses enceintes indisponibles. Aujourd’hui encore, Laura Glauser loue l’attitude de son club qui s’arrange toujours pour lui « faciliter les choses » dans l’organisation de sa double-vie de maman et de handballeuse.
Tennis : des mesures pour faciliter le retour de maternité des joueuses
C’est à Roland-Garros, en 2018, que la question du traitement réservé aux joueuses de retour de grossesse a pris un nouveau tournant dans le monde de la petite balle jaune. Il faut dire que le débat était porté par une ambassadrice de renom : Serena Williams.
À l’époque, la championne américaine s’apprête à disputer son premier tournoi du Grand Chelem depuis la naissance de sa fille Olympia en septembre 2017, trois mois seulement après son retour en compétition. La cadette des soeurs Williams, au sommet du tennis féminin avant sa grossesse, est alors 451e mondiale. Les organisateurs du tournoi parisien décident de ne pas lui attribuer de « tête de série », un statut accordé aux 32 meilleures joueuses afin qu’elles n’affrontent pas une autre tête de série avant le troisième tour. Au regard de ses 23 titres en tournois majeurs, l’Américaine aurait pourtant pu bénéficier d’une exception lors de ce tirage au sort… (ce qui a d’ailleurs été le cas un mois plus tard à Wimbledon !). La presse américaine s’indigne. « Roland-Garros punit Serena Williams d’avoir eu un bébé », titre même le quotidien USA Today.
À la suite de cet épisode, la WTA (association qui organise les tournois de tennis féminin) a donc décidé d’instaurer de nouvelles mesures afin de mieux soutenir les joueuses de retour de maternité. Désormais, les joueuses qui bénéficient du statut de tête de série avant leur grossesse auront la garantie de ne pas rencontrer une adversaire tête de série au premier tour lors de leurs huit premiers tournois.
Par ailleurs, le cas Serena Williams à Roland-Garros a engendré une autre modification du système. Celle-ci concerne le « classement protégé », un dispositif qui permet à une joueuse, après une longue période d’absence, de conserver son ancien classement et d’intégrer directement un certain nombre de tournois sans avoir à passer par les qualifications ou sans compter sur une invitation. La durée d’utilisation de ce classement protégé a été portée à trois ans pour les joueuses de retour de maternité (contre deux ans auparavant) et commence maintenant à la naissance de l’enfant (et non plus au dernier tournoi disputé). Par ailleurs, le classement protégé peut désormais être enclenché lors de douze tournois au lieu de huit précédemment, à l’issue d’une absence de plus de 52 semaines. « Nos joueuses devraient se sentir plus à l’aise et confiantes pour prendre le temps de s’éloigner des courts pour fonder une famille ou se remettre d’une blessure », a applaudi Victoria Azarenka, ancienne N.1 mondiale, membre du Conseil des joueuses de la WTA et également maman.
Un coût pas toujours gagnant…
Même son de cloche pour Mélina Robert-Michon qui a toujours été parfaitement soutenue par ses entraîneurs et coachs nationaux au moment d’annoncer ses deux grossesses. Pour autant, la spécialiste du disque ne « romance » pas son histoire. « J’ai pris un risque en ayant mes filles pendant ma carrière ; c’est triste à dire, mais c’est une réalité. » Car avoir un bébé pour une sportive de haut-niveau signifie un arrêt forcé de plusieurs mois (un an souvent). C’est la différence, et non des moindres, avec les hommes. En s’absentant des pistes pour donner naissance à ses deux filles, Mélina Robert-Michon savait qu’elle prenait un « risque financier » puisque ses revenus dépendent, en grande partie, de ses résultats en compétitions. Elle savait qu’elle ne pourrait pas compter sur les primes des meetings pendant au moins un an voire plus le temps de revenir au sommet, ce qui n’est jamais automatique.
« Si nous avons des enfants, nous risquons des coupes de nos revenus de la part de nos sponsors durant la grossesse et par la suite » – Allyson Felix, septuple championne olympique d’athlétisme
Le calcul n’est pas plus facile dans les sports collectifs. Si le Metz Handball a trouvé un système qui satisfait toutes les parties, ce n’est pas encore le cas de tous les clubs français. Au volleyball, par exemple, les joueuses signent des CDD de neuf mois, soit l’équivalent d’une saison sportive. En annonçant sa grossesse en juin 2018 (avec un accouchement prévu pour octobre de la même année), la libéro des Béziers Angels, Alexandra Rochelle, savait qu’elle ne serait pas payée pendant la totalité de la saison suivante (2018-2019). « Mon employeur m’avait clairement annoncé qu’il n’aurait pas les moyens de me prendre en cours de route après mon accouchement, alors il m’a remplacée », explique-t-elle, contrainte donc de vivre une saison blanche. Cela pose le problème du timing de la grossesse, en plus de celui de l’horloge biologique. « Si je n’étais pas tombée enceinte avant la reprise de la nouvelle saison, j’aurais certainement décalé mon projet maternité d’une année supplémentaire », avoue la volleyeuse de 35 ans. Pourtant, cette dernière avait été alertée par son médecin sur la réduction de ses chances de devenir maman avec le temps….
Heureusement, tout s’est bien passé pour elle, comme pour les autres sportives qui ont témoigné dans notre enquête. Toutes sont aujourd’hui des femmes épanouies et des sportives accomplies qui prouvent que sport et maternité peuvent finalement faire bon ménage. Pour autant, elles ne veulent surtout pas instaurer une nouvelle norme. « Être maman et sportive de haut-niveau, c’est possible. Mais ce n’est pas parce que les autres le font qu’il faut le faire. Il faut avant tout s’écouter et écouter ses envies. », conclut Mélina Robert-Michon.
Allyson Felix : « Nike voulait me payer 70% de moins qu’avant ! »
En mai dernier, l’athlète américaine Allyson Felix a publié une tribune dans le New York Times pour dénoncer la politique post-maternité de son équipementier historique Nike. La septuple championne olympique y accuse la marque de pénaliser (entendez financièrement) les sportives devenues mamans. Son témoignage fait suite aux propos de deux autres membres de l’équipe US, Alysia Montano et Kara Goucher, qui avaient déjà dénoncé l’attitude de la marque à la virgule. « Elles ont raconté des histoires que nous, athlètes, savons vraies, mais dont nous avons peur de parler publiquement : si nous avons des enfants, nous risquons des coupes de nos revenus de la part de nos sponsors durant la grossesse et par la suite », déclare Allyson Felix.
Elle explique avoir décidé de fonder une famille en sachant qu’être enceinte, dans son milieu, pouvait être « le baiser de la mort », comme l’avait formulé la coureuse américaine Phoebe Wright. « C’était un moment terrifiant pour moi parce que je négociais le renouvellement de mon contrat avec Nike qui avait pris fin en décembre 2017 », poursuit la championne de 33 ans. Elle raconte ensuite la pression subie pour revenir le plus vite possible au haut-niveau après la naissance de sa fille Camryn en novembre 2018, et ce malgré une césarienne pratiquée en urgence à 32 semaines en raison d’une sévère pré-éclampsie qui menaçait sa vie et celle de son bébé. « Malgré toutes mes victoires, Nike voulait me payer 70% de moins qu’avant. Si c’est ce que je vaux, je l’accepte » mais ce qu’elle n’accepte pas, en revanche, c’est ce « statu quo autour de la maternité ». L’équipementier a également refusé l’inscription, dans son contrat, d’une clause garantissant qu’elle ne serait pas pénalisée si ses performances étaient moins bonnes après son accouchement. « Je voulais établir un nouveau standard, commente la championne dans les colonnes du Times. Si moi, l’une des athlètes les plus largement commercialisées par Nike ne peut pas obtenir ces protections, qui le peut ? Nike a refusé. »
Depuis, l’équipementier américain a revu sa politique en matière de maternité. Dans l’été, la marque a en effet affirmé que les athlètes féminines ne seraient « plus impactées financièrement pendant leur grossesse », une protection qui s’étendra sur une période de 18 mois (contre six auparavant). Nike s’est également engagé à ne plus « mettre un terme au contrat pour l’absence en compétition d’une athlète ». Pas suffisant cependant pour retenir Allyson Felix qui a signé chez Athleta fin juillet. « La façon dont ils me sponsorisent est incroyable. Ils s’intéressent à moi dans mon entièreté – une athlète, une maman, une militante. Être soutenue de cette façon, c’est génial », s’est-elle enthousiasmée.